Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Balades à Paris et en Touraine

Jorge Semprun : L’écriture ou la vie 

4 Avril 2020, 15:39pm

Publié par Jean-Charles Prévost

Cette semaine j’ai relu – devrais-je dire, ça fait plus chic !- mais non, découvert en fait L’écriture ou la vie  un roman de Jorge Semprun publié en 1996.

Cette lecture qui parle de l’enfermement et de la mort m’a paru particulièrement adaptée à la période actuelle qu’elle peut aider à mon avis à relativiser. Un autre point d’intérêt ,c’est que ce livre souligne la difficulté de l’écriture sur des souvenirs aussi prégnants. Il y a plusieurs sortes d’écrivains, ceux où domine la virtuosité du style et ceux chez qui c’est le message qui domine. La force de Semprun est d’appartenir en quelque sorte aux deux puisqu’il a indiscutablement des choses à raconter - avec un bagage intellectuel et philosophique qui lui permet de les mettre en perspective- et un style agréable, marqué par de nombreux flash back, anecdotes voire même une bonne dose d’humour faisant de L’écriture ou la vie une lecture distrayante, ce à quoi on ne s’attendrait pas a priori, loin de la noirceur d’un Primo Levi, par exemple.

L’écriture ou la vie est un roman autobiographique basé sur ses souvenirs de la Résistance, son séjour au camp de Buchenwald et sa libération, son retour à la vie en France – sous Franco pas question de rapatriement pour ce communiste espagnol- et la difficulté qu’il a eu à les raconter. Le livre montre comment il aura fallu quinze ans à Semprun pour accepter cette période de sa vie et vingt et un pour l’écrire. Au-delà de l’autobiographie, il s’agit d’une réflexion sur la barbarie, la mort dans les camps et l’impossibilité de communiquer sur cette expérience.

Semprun a composé une œuvre d'art, où l'on n'oublie jamais que Weimar, la petite ville de Goethe, n'est qu'à quelques pas de Buchenwald.

Qui est Jorge Semprun ?

Né en 1924 dans une famille de la grande bourgeoisie espagnole, la famille de sa mère est proche des milieux gouvernementaux républicains et son père, José María Semprún, catholique social et républicain proche du Sillon d’Emmanuel Mounier, avocat et professeur de droit, occupe pendant la deuxième république des fonctions de gouverneur de province.

Pendant la Guerre civile, la famille habite la Haye où son père est diplomate au service de la République espagnole, puis en1939, après la défaite des Républicains, s'établit en France. Jorge termine ses études secondaires au lycée Henri-IV ; il participe à la manifestation patriotique des étudiants qui refusent la défaite le 11 novembre 1940 à l’Arc de Triomphe.

En 1941, il obtient le 2e prix de philosophie au Concours général et est reçu au baccalauréat, puis commence des études de philosophie à la Sorbonne où Maurice Halbwachs sera son professeur qu’il retrouvera à Buchenwald et assistera au moment de sa mort. Il entre en contact avec le réseau communiste des Francs-tireurs et partisans-Main-d'œuvre ouvrière immigrée (FTP-MOI) et entre au Parti communiste d'Espagne (PCE) ; en 1942 il intègre, avec l'accord de la MOI, le réseau Jean-Marie Action de l'organisation Buckmaster, c'est-à-dire la section France des services secrets britanniques (SOE) qui réceptionne les parachutages d'armes pour les maquis de l'Yonne et de la Côte-d'Or. Arrêté en septembre 1943 à Joigny, il est déporté à Buchenwald début 1944 et affecté à l'Arbeitsstatistik (l'administration du travail) par l'organisation communiste clandestine du camp dont il sera l'un des dirigeants. Le camp est libéré par les troupes de Patton le 11 avril 1945.

La première partie de L’écriture ou la vie  s’ouvre le 11 avril 1945, jour de la libération du camp sur l’incompréhension des trois officiers britanniques confrontés à une bande de fantômes hâves, dépenaillés et déterminés à marcher en armes sur Weimar :

« Il doit avoir mon âge, quelques années de plus. Je pourrais sympathiser. Il me regarde, effaré d'effroi.
Qu'y a-t-il dis-je irrité, sans doute cassant. Le silence de la forêt vous étonne autant ?
Il tourne la tête vers les arbres alentour. Les autres aussi. Dressent l'oreille. Non, ce n'est pas le silence. Ils n'avaient rien remarqué, pas entendu le silence. C'est moi qui les épouvante, rien d'autre, visiblement.
Plus d'oiseaux, dis-je, poursuivant mon idée. La fumée du crématoire les a chassés, dit-on. Jamais d'oiseaux dans cette forêt...
Ils écoutent, appliqués, essayant de comprendre.
- L'odeur de chair brûlée, c'est ça !
Ils sursautent, se regardent entre eux. Dans un malaise quasiment palpable. Une sorte de hoquet, de haut-le-cœur. »

Semprun fait ensuite alterner différents épisodes sans respecter la chronologie : son arrivée au camp début 1944 pris en charge par l'organisation communiste clandestine, la mort de Maurice Halbwachs, un autre mourant anonyme qu’il entend réciter seul le kaddish la prière des morts de la religion juive, l’assassinat d’un soldat allemand qui lui vaut son arrestation et un retour sur le récit enjolivé qu’il en a fait dans un précédent livre, les mauvais traitements et les rares instants de partage et de bonheur le dimanche au camp autour de la culture, la poésie, le jazz ; enfin le retour à Paris et les retrouvailles impossibles avec la vie et les amis d’avant.

Le retour en France

Il sera très difficile, surtout à cause le regard des autres : il relate ainsi ses retrouvailles avec une de ses anciennes connaissances des surprises parties du Paris occupé : « Elle m’a vu, elle s’est figée sur place. Comme si elle avait vu un revenant aurait on dit dans un roman de gare. Mais c’est qu’elle voyait vraiment un revenant. Et que la vie est comme un roman de gare, souvent. »

Semprun tentera en vain de mettre par écrit ses souvenirs de Buchenwald, se rendant compte que ce travail le met en danger. Après une tentative de suicide il prend la décision non seulement d'y mettre fin, mais encore de ne plus repenser à ce qui s'est passé durant ces années, il parle d'amnésie volontaire.

La deuxième partie du roman évoque cette période : « Je ne possède rien d’autre que ma mort, mon expérience de la mort, pour dire ma vie, l’exprimer, la porter en avant…Et la meilleure façon d’y parvenir, c’est l’écriture. Or celle-ci me ramène à la mort, m’y enferme, m’y asphyxie. »

Premières années de paix :

Semprun devient traducteur à l’UNESCO et reste un membre actif du PCE. En 1952, il devient permanent du parti affecté au travail clandestin en Espagne où il fait plusieurs longs séjours pour coordonner la résistance communiste au régime de Franco, plus particulièrement chargé des relations avec les milieux intellectuels empruntant différents pseudonymes, dont celui de « Federico Sánchez » qui lui fournira le titre de deux de ses livres consacrés à cette période.

En 1962, Santiago Carrillo, Secrétaire général du PCE, décide de le retirer du travail clandestin en Espagne et l’exclut en 1964 pour « divergence de point de vue par rapport à la ligne du Parti». À partir de ce moment, il se consacre principalement à l'écriture – il sera toutefois ministre de la Culture du gouvernement socialiste de Felipe González de 1988 à 1991.

L’écrivain

L'œuvre romanesque de Jorge Semprun se répartit autour de quelques thèmes et des grands événements qui ont émaillé son existence. Beaucoup de ses ouvrages sont des témoignages, des réflexions sur la terrible expérience qu'il a vécue dans les locaux de la Gestapo à Auxerre et Paris, puis dans le camp de Buchenwald et sa difficile réadaptation : Le Grand Voyage, L'Évanouissement, L'Écriture ou la Vie et Vingt ans et un jour son dernier ouvrage. Il puise aussi son inspiration dans son passé de militant communiste clandestin à l'époque du franquisme : Autobiographie de Federico Sanchez et La Deuxième Mort de Ramon Mercader. Une autre catégorie importante concerne sa vie d'exilé en France et les années de l'après-franquisme : Adieu vive clarté…, Montand la vie continueL'AlgarabieLa Montagne blanche 

 En parallèle, il scénarise beaucoup des grands films des années 60/70 : Alain Resnais La Guerre est finie, Stavisky, Costa Gavras Z, l’Aveu, Pierre Granier Deferre Une femme à sa fenêtre d'après le roman de Pierre Drieu la Rochelle, etc.

Fin de partie

La troisième partie du livre commence par l’évocation du 11 avril 1987, jour anniversaire de la libération du camp, moment où il décide d’entreprendre L’écriture ou la vie et jour où se suicide Primo Levi qui n’aura pas pu 42 ans après continuer à vivre avec ce souvenir. 

Il évoque ensuite en relisant Kafka son existence de dirigeant communiste clandestin où il s’applique à faire triompher du franquisme une idéologie tout aussi totalitaire : « Une sorte de malaise un peu dégoûté me saisit aujourd'hui à évoquer ce passé. Les voyages clandestins, l'illusion d'un avenir, l'engagement politique, la vraie fraternité des militants communistes, la fausse monnaie de notre discours idéologique : tout cela, qui fut ma vie, qui aura été aussi l'horizon tragique de ce siècle, tout cela semble aujourd'hui poussiéreux : vétuste et dérisoire. »

Le livre se conclut par son retour longtemps différé à Buchenwald après la chute du mur, qui sera l’occasion pour lui de découvrir l’erreur volontaire commise par le détenu communiste allemand chargé d’enregistrer son arrivée au camp, à qui il doit sans doute d’avoir survécu… Mais je ne vais pas vous dévoiler la fin du livre, n’est-ce pas ?

Jorge Semprun en 1994, Semprun, Soledad Fox, Yves Montand, la cheminée du crématoire de Buchenwald
Jorge Semprun en 1994, Semprun, Soledad Fox, Yves Montand, la cheminée du crématoire de Buchenwald
Jorge Semprun en 1994, Semprun, Soledad Fox, Yves Montand, la cheminée du crématoire de Buchenwald

Jorge Semprun en 1994, Semprun, Soledad Fox, Yves Montand, la cheminée du crématoire de Buchenwald

Olivier BARROT parle du livre de Jorge SEMPRUN "L'écriture ou la vie"

Jorge Semprun : écrire les camps

Commenter cet article